[Notes de lecture] Connemara, un roman juste sur le travail, les différences sociales et le monde du conseil

[Notes de lecture] Connemara, un roman juste sur le travail, les différences sociales et le monde du conseil

10.02.2022

Représentants du personnel

C'est un roman d'amour que nous propose Nicolas Mathieu avec "Connemara". Mais un roman d'amour un brin désenchanté dont l'intrigue, entre la consultante Hélène et le commercial Christophe, permet à l'auteur de disséquer le monde du travail moderne, ses classes sociales et ses modes managériales. Nous en parlons ici car il est rare de voir une fiction sonner aussi juste sur ces thèmes et nous offrir quelques rires bienvenus sur l'univers du consulting.

L'action se passe dans la région de Nancy, ville où la belle Hélène, brillante étudiante devenue consultante d'une boite de conseil, est revenue habiter avec mari et enfants après un burn out dans la capitale. Une sorte de repli qui rend son mari amer : "Depuis qu'ils étaient revenus vivre en province, Philippe semblait considérer qu'on n'avait plus rien à lui demander. Après tout, il avait laissé tomber pour elle un poste en or (...), tout ça parce que sa femme n'avait pas tenu le coup".

Hélène, sur qui repose donc toute la charge mentale de la famille, échafaude désormais des plans de réorganisation pour les collectivités territoriales, ce qui nous vaut quelques scènes très drôles sur la manne que constitue pour les consultants le redécoupage des Régions : "Pour notre cabinet de conseil, cette fusion des Régions, c'est un tournant majeur (...) Pour les fusionnés par contre, au niveau opérationnel, jamais vu une connerie pareille, ça ne fera pas économiser un centime et ils en auront pour 10 ans à absorber le choc". 

Une expérience forgée au contact des CE

Est-ce parce que son auteur a rédigé pendant 4 ans des PV de CE confrontés à des réorganisations et PSE et qu'il connaît donc bien les réalités économiques sociales ? Toujours est-il que le roman, construit sur la description d'univers parallèles et sur des flash backs même si une grosse partie de l'action se passe en 2007, brosse de façon très réaliste et ironique, à la manière d'un Houellebecq à nouveau inspiré, le travail des consultants.

Il y a certes des éclairs visionnaires dans ce monde de gestionnaires et d'auditeurs : "Quand il "crunche" de la data, fouissant tel un cochon truffier (...) dans cette bauge mathématique, il dénoche des pépites, trie l'or à même la boue, et miraculeusement, dans un frétillement ravi, trouve".

Entendre les mots de kickoff lui faisait un haut-le-coeur 

 

Mais il y a surtout un pur cynisme lorsqu'il s'agit de vendre une solution à coup de Powerpoint, témoin cette leçon donnée à Hélène par un consultant senior  : "Il faut que tu comprennes. Un client, c'est toujours inquiet, parce qu'il a un besoin et qu'il ignore s'il sera satisfait. Il a peur de faire les mauvais choix. Il a peur d'être volé. Un client, ça vit dans la crainte et ça se chercher un maître pour se rassurer".  Ou encore cet extrait : "Hélène débarquait donc en pleine guerre picrocholine (..) avec des équipes irréconciliables et une poignée de cadres au bord de la crise de nerfs. L'étendue des dégâts ne la surprenait guère. Cent fois déjà, elle avait pu constater les effets dévastateurs de ces refontes imposées en vertu de croyances nées la veille dans l'esprit d'économistes satellitaires ou dans les tréfonds de business schools au prestige indiscuté (...) Ces catéchismes managériaux variaient d'une année sur l'autre (...)".

Un travail désincarné qui finit par épuiser Hélène qui fut une amoureuse des livres et du savoir : "A quoi bon ces tableurs Excel, ces réunions reproductibles à l'infini, et le vocabulaire, putain ! Quand quelqu'un prononçait les mots de kickoff, impacter, prioriser, elle était prise d'un haut le coeur".

Représentants du personnel

Les représentants du personnel sont des salariés élus ou désignés chargés de représenter les salariés de l’entreprise avec des missions spécifiques selon l’instance représentative du personnel (IRP) à laquelle ils appartiennent. Il y a quatre grandes IRP : les DP, le CE, CHSCT et les délégués syndicaux.  Au 1er janvier 2020, l’ensemble des IRP (hormis les délégués syndicaux) devront fusionner au sein du CSE.

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Les objectifs professionnels

Le livre parle aussi du travail plus banal d'un commercial, Christophe. C'est une ancienne gloire locale de l'équipe de hockey sur glace de Cornécourt, qui sillonne les routes pour vendre ses produits aux agriculteurs.

15% de ventes en plus cette année ? Ils sont cinglés au siège ! 

 

Il s'en débrouille bon an mal an, mais ses objectifs sont toujours revus à la hausse : "Plus quinze pour cent, ils étaient complètement cinglés au siège, tous les commerciaux étaient d'accord là-dessus.  Ce chiffre ressemblaient même à une ruse pour les empêcher de décrocher la prime qui représentait, quand on s'y prenait bien, un trimestre de salaire supplémentaire. Les représentants du personnel avaient fait remonter le mécontentement des troupes en comité d'entreprise. Résultat : une note de service avait réaffirmé cet objectif, assurant qu'il était parfaitement atteignable (..)".

Pas dupe, Christophe joue le jeu en vendant "un assemblage de vitamines" pour capter, via les vétérinaires, le marché des animaux domestiques : "Sur ce segment, on observait des ventes en hausse de 15% (..) alors même que les produits étaient 20% plus chers, preuve qu'on pouvait encore espérer un peu de bénéfice inédit, à condition de ne pas se montrer trop regardants sur les argumentaires. Un jour, c'est sûr, c'est en vendant la promesse d'un monde décroissant qu'on gratterait les ultimes percentiles".  

La vie quotidienne

Ces deux personnages, qui se sont cotoyés au lycée et qui sont devenus l'un travailleur de "terrain" et l'autre cadre "intello", vont se retrouver et vivre une histoire d'amour adultère qui franchit, mais sans les abolir, les barrières sociales. Mais ne prenez pas ce roman pour une thèse de Bourdieu, un énoncé assommant de sentences marxistes.

Non, Internet n'existait pas quand tu étais au lycée ?! Elle la regardait avec un douloureux étonnement 

 

Non, ce récit donne aussi à voir, et c'est sa force, l'évolution de notre société au travers des loisirs des jeunes, le plaisir lié au sport, les foucades adolescentes, l'importance grandissante d'internet et des réseaux et les fractures entre générations ("Quand Hélène expliquait à la stagiaire qu'elle n'avait pas entendu parler d'internet avant le lycée, Lison la regardait avec un douloureux étonnement"), sans oublier le miracle et la banalité d'une naissance ("Vous allez l'appeler comment ? (..) Gabriel, dit-il. Ah oui, on en a pas mal, ces temps-ci"). Et mille autre détails parlants : ces parents modestes auxquelles leur fille, qui rêve d'études supérieures et d'une grande ville, échappe tout en conservant les scrupules de ces valeurs familiales, ce père dépassé par le divorce qui l'éloigne de son fils alors que son propre père devient sénile, la lassitude d'une famille devenue bourgeoise et dont les conjoints ne se parlent plus au point qu'Hélène, la femme, dit de son mari : "Avec moi, il fait comme au boulot, il gère"

La suite ? A vous de la découvrir !

 

► Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 22€. L'éditeur propose sur son site la lecture gratuite des 20 premières pages.

Bernard Domergue
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